La mode est bien plus qu'une simple question de vêtements ; c'est un langage visuel puissant, un reflet des sociétés, de leurs normes et de leurs évolutions. Parmi les aspects les plus frappants de ce langage, la "mode genrée" se distingue : l'attribution de codes vestimentaires, de couleurs ou de styles capillaires spécifiques aux hommes et aux femmes. Mais d'où viennent ces distinctions et pourquoi persistent-elles ?
Le mystère du rose et du bleu : une convention récente
Aujourd'hui, le rose est indissociablement lié aux petites filles et aux femmes, tandis que le bleu est associé aux garçons et aux hommes. Pourtant, cette convention est relativement récente et s'est même inversée au fil du temps !
Historiquement, au XVIIIe siècle, il n'y avait pas de distinction claire entre les couleurs pour les bébés. Au début du XXe siècle, si une préférence existait, elle était souvent l'inverse de ce que nous connaissons aujourd'hui : le rose, considéré comme une couleur plus forte, plus décidée, était parfois recommandé pour les garçons (car proche du rouge, couleur de la guerre et de la virilité), et le bleu, plus doux et délicat, pour les filles (rappelant la Vierge Marie). Le
roi de France Louis XV, qui a régné au XVIIIe siècle, était connu pour apprécier le rose. On le voit sur plusieurs portraits portant des tenues de cette couleur, notamment des costumes de cour en soie rose brodée. Ce n'était pas une exception pour l'époque; la noblesse masculine européenne, loin de l'association moderne du rose à la féminité, n'hésitait pas à l'arborer comme un signe de richesse et de raffinement. Le rose, dans ce contexte, ne dénotait absolument pas un manque de virilité, mais plutôt un goût pour le luxe et les étoffes précieuses, des attributs valorisés chez les hommes de pouvoir.
De même, si l'on regarde les représentations de l'époque, de nombreuses jeunes filles et femmes portaient des vêtements
bleus. Il n'était pas rare de voir des portraits de jeunes princesses ou de dames de la cour vêtues de somptueuses robes bleues, une couleur associée à la pureté et à la sérénité. Des figures comme la
reine Marie-Antoinette, bien que plus connue pour ses toilettes variées, arborait également des robes bleues, notamment pour des occasions moins formelles, soulignant l'acceptation et l'appréciation de cette couleur pour les femmes à une époque où le bleu était encore très lié à des connotations religieuses et à la douceur.
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France Bleu,
Ce n'est qu'autour des années 1940, notamment avec l'influence du marketing de masse et des grands magasins aux États-Unis, que la tendance actuelle a commencé à s'ancrer fermement. Des magazines féminins et des catalogues de mode ont progressivement popularisé l'idée que le rose était "pour les filles" et le bleu "pour les garçons", créant ainsi des marchés distincts pour les produits pour enfants. Cette segmentation a permis aux entreprises de vendre davantage en incitant les parents à acheter des articles spécifiques au sexe de leur enfant, contribuant à cimenter ces associations dans l'imaginaire collectif.
Cheveux longs, cheveux courts : des signes de pouvoir et de liberté
La longueur des cheveux a toujours été un puissant marqueur de genre, dont la signification n'a cessé d'évoluer au fil des siècles, souvent en miroir des transformations sociales et politiques.
Dans de nombreuses cultures antiques, les cheveux longs étaient un emblème de statut, de noblesse ou de virilité pour les hommes. Prenez les rois et pharaons égyptiens, ou les héros grecs et romains, souvent représentés avec de longues chevelures ou des perruques sophistiquées. Cette tendance s'est maintenue en Europe jusqu'aux XVIIe et XVIIIe siècles, où les perruques longues et bouclées, à l'image du roi Louis XIV, étaient l'apanage des hommes de pouvoir et des aristocrates. Elles symbolisaient la richesse, le pouvoir et une certaine forme de raffinement, bien loin des notions de virilité associées aux cheveux courts que nous connaissons aujourd'hui.
Ce fut un grand tournant pour les hommes au XIXe siècle. L'émergence d'une esthétique plus sobre, influencée par les idéaux républicains et la montée de la bourgeoisie, a relégué les perruques au rang d'accessoires surannés. Les cheveux courts sont devenus la norme, incarnant la discipline, la modernité et l'efficacité. Ce changement est aussi lié à des préoccupations d'hygiène, facilitées par des coupes plus pratiques. Des figures comme Napoléon Bonaparte, avec ses cheveux courts et simples, ont popularisé cette nouvelle image de l'homme puissant, concentré sur l'action plutôt que sur l'apparat. C'était une rupture nette avec les styles plus "efféminés" du passé, marquant une nouvelle ère pour la masculinité.
Pendant très longtemps, les cheveux longs ont été le symbole par excellence de la féminité, de la beauté et même de la pudeur dans de nombreuses sociétés occidentales, souvent associés à la maternité et à la fertilité. Les femmes étaient encouragées à garder leurs cheveux longs, souvent tressés ou coiffés en chignons élaborés, comme l'illustrent les portraits des dames de l'époque victorienne.
C'est au début du XXe siècle que la véritable révolution capillaire féminine a éclaté, en parfaite synchronisation avec l'émancipation des femmes et leur entrée progressive dans l'espace public. Les années folles ont vu naître le "bob" ou la coupe garçonne, des styles audacieux et courts qui sont devenus des symboles forts de liberté et de rébellion contre les normes traditionnelles. Des icônes comme Coco Chanel ou les flappers américaines ont popularisé ces coupes, qui n'étaient pas seulement une mode, mais une déclaration politique et sociale. Elles incarnaient une nouvelle femme, indépendante, active et affranchie des contraintes du passé.
Cependant, malgré cette avancée audacieuse, les cheveux longs ont souvent conservé, et conservent encore, leur statut de norme dominante associée à la féminité. Le poids des traditions et des idéaux de beauté persistants font que la "longueur" reste souvent un attribut central de la féminité dans l'imaginaire collectif.
Pantalon, robe, jupe : l'évolution des vêtements genrés
Le vêtement est peut-être le marqueur de genre le plus évident et le plus controversé, son histoire témoignant des évolutions profondes de nos sociétés et de nos perceptions de la masculinité et de la féminité.
Pendant des siècles, le
pantalon fut une pièce exclusivement masculine en Occident, inextricablement liée à la
liberté de mouvement, au travail physique et à la force. Il était le symbole de l'homme actif, du soldat, du travailleur. Pour une femme, enfiler un pantalon relevait d'un acte radical, une transgression flagrante des normes de genre, souvent perçue comme un défi à l'ordre établi. Des figures audacieuses comme
George Sand au XIXe siècle, qui choqua la bonne société en portant la culotte pour affirmer son indépendance intellectuelle et créative, furent de véritables pionnières. Au XXe siècle, des icônes telles que
Coco Chanel ont introduit le pantalon pour les femmes, d'abord dans un contexte sportif puis de loisirs, brisant les carcans de la mode féminine. Plus tard, l'élégance androgyne de
Marlene Dietrich, qui n'hésitait pas à apparaître en smoking, a popularisé le pantalon comme un signe de modernité et de sophistication pour les femmes. Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle, et surtout les
mouvements féministes des années 1960 et 1970, pour que le pantalon devienne socialement acceptable, puis véritablement courant pour les femmes dans la vie quotidienne. Cette adoption généralisée a été le reflet d'une demande croissante d'égalité et de praticité, les femmes accédant à de nouveaux rôles professionnels et sociaux qui exigeaient une plus grande liberté de mouvement. Aujourd'hui, bien que des coupes spécifiques persistent pour les hommes et les femmes, le pantalon est largement unisexe dans de nombreuses sociétés.
Inversement, l'histoire de la
robe et de la jupe est tout aussi révélatrice. Historiquement, des civilisations antiques portaient la robe, la toge ou le kilt indifféremment, hommes et femmes. C'était le cas dans la Rome antique où la toge était le vêtement principal pour les citoyens masculins. Mais avec l'évolution des sociétés occidentales, la robe et la jupe sont devenues des symboles exclusifs de la féminité, associées à la
grâce, à la modestie et à la distinction sociale. La jupe, en particulier, est restée un bastion de la mode féminine, reflétant une vision de la femme souvent contrainte à des rôles domestiques et moins actifs. Si quelques designers avant-gardistes ont tenté de la réintroduire dans la mode masculine, comme
Jean Paul Gaultier avec ses célèbres kilts pour hommes dans les années 1980 et 1990, ces tentatives n'ont rencontré qu'un succès mitigé dans le grand public occidental, soulignant la force des conventions liées au genre dans l'habillement.
Ces distinctions de genre dans la mode sont donc majoritairement des
constructions sociales et culturelles, façonnées par des forces historiques, des idéologies dominantes, l'économie et les mouvements sociaux. Elles ne sont en aucun cas immuables et continuent d'évoluer, à mesure que nos sociétés interrogent et redéfinissent les frontières du genre.
Aujourd'hui, avec la montée des discussions sur la fluidité du genre et la remise en question des binarités traditionnelles, la mode genrée est plus que jamais déconstruite. Les collections "gender-neutral" ou "unisexe" gagnent en popularité, les marques estompent les frontières entre les rayons "hommes" et "femmes", et les individus sont de plus en plus libres d'exprimer leur identité à travers des choix vestimentaires qui transcendent les codes traditionnels. La mode contemporaine semble s'orienter vers une ère où l'expression personnelle prime sur les conventions établies, offrant une plus grande liberté à chacun de définir son propre style, au-delà des attentes genrées.